top of page

"Pornographie féministe", vous avez dit?

  • Photo du rédacteur: LF
    LF
  • 8 janv. 2019
  • 12 min de lecture

Dernière mise à jour : 31 janv. 2019

Pornographie et féminisme, deux termes a priori antagonistes. Un couple impossible. Un oxymore. Et pourtant, ce n’est qu’une apparence. Une réconciliation est possible. Elle est même déjà en route. Entre diversité des corps, éventail des pratiques et beauté artistique, bienvenue dans le monde de la pornographie féministe.

ree

Les opposants à la pornographie ont existé dès la première heure. Parmi eux, les conservateurs pour qui il faudrait interdire le porno pour des raisons moralistes. De l’autre côté, les féministes. Cependant, celles-ci se divisent – schématiquement – en deux « clans » sur la manière d’appréhender le X : les abolitionnistes et les pro-sexe.



La Feminist Sex War

Les premières souhaitent la limitation voire l’interdiction totale de la pornographie. Et ce, en raison du tort fait aux femmes : la pornographie propose une image dégradante de celles-ci qui risque de porter atteinte à l’égalité politique. Les pro-sexe*, quant à elles, s’opposent à la dichotomie abolitionniste. Pour Ronald Berger, sociologue, elles insistent davantage sur la répression sexuelle que sur la violence faite aux femmes.Le porno serait un outil en faveur de la libération sexuelle puisqu’il brise les tabous du vanilla sex** en montrant du politiquement incorrect. En effet, la pornographie est subversive puisqu’elle triture et envoie valser sur les roses l’idée traditionnelle selon laquelle les femmes n’aiment pas le sexe en règle générale et ne l’apprécient que dans un contexte de sentiments réciproques. Faux. Prendre du plaisir répété avec une personne dont on n’est pas forcément amoureuse n’est en rien l’apanage des hommes. Comme l’écrit David Courbet, journaliste spécialiste des questions de genre, sexualité et féminisme :

« Les femmes peuvent elles aussi vouloir « consommer des mecs » et ne penser qu’à leur plaisir immédiat »

[*] L’origine du terme « pro-sexe » est généralement attribuée à l’activiste féministe Ellen Willis qui l’utilisa en guise de provocation pour opposer le « féminisme conservateur » prôné par Catharine MacKinnon et Andrea Dworkin au féminisme défendant la liberté sexuelle et l’émancipation de la femme.


[**]Expression servant à décrire un comportement sexuel conventionnel admis par la société dont la position typique du missionnaire peut être la représentation. Le terme vient à l’origine du milieu sadomasochiste.



Culte du phallus

Depuis les années 1990, l’industrie du X a fortement été chamboulée par l’émergence dans les productions européennes de nouvelles actrices venues des pays de l’Est. Mutation suivie, dans les années 2000, par l’arrivée des tubes (plateformes de streaming). Bref, les scènes se suivent et se ressemblent inlassablement, l’originalité de la production X en pâtit. Petit à petit, celle-ci se met à suivre une sorte de cahier des charges que David Courbet décrit ainsi :

« Le banal triptyque fellation-pénétration vaginale-pénétration anale, qui se termine inlassablement par la jouissance masculine symbolisée au travers de l’éjaculation sur le corps féminin, le plus souvent sur son visage. »

Tel un bouquet final, ce dernier acte est un apogée de l’orgasme masculin, le rendant spectaculaire. Histoire d’en mettre plein la vue.


Splendide, oui. Mais muet. En effet, les autres sens ne contribuent pas au plaisir masculin, comme si la jouissance sonore marquait un acte de sensibilité, de faiblesse et donc d’infériorité : l’apanage des femmes, en somme. David Courbet ajoute : « Par son image d’homme puissant et maître de la situation face à la femme demandeuse de sexe et atteignant les sommets du plaisir après seulement quelques secondes de pénétration, la pornographie ne se centre qu’autour de la satisfaction masculine ».


Autre élément à souligner : les films pornos sont bien souvent sexistes. La « scène lesbienne » est un incontournable. D’ailleurs, « si vous tapez sur Google le terme « lesbienne », vous tombez massivement d’abord sur des sites liés à la question de la pornographie, du cinéma, etc. Je ne suis pas anti-pornographie ou production pornographique quand il s’agit d’un cinéma lesbien pour des lesbiennes. Mais en l’occurrence, là, c’est une production hétérosexuelle qui régule une sexualité liée à la domination masculine. Ou en tout cas, au fantasme masculin » affirme Natacha Chetcuti-Osorovitz, sociologue. En revanche, la mise en scène de deux hommes s’avère impossible, vécue comme une atteinte à leur virilité. Les films pornos sont en effet réalisés par les hommes et pour les hommes, minorant le plaisir féminin.


Dans un de ses livres, Erika Lust, productrice de pornographie féministe, pointe quatre grandes idées fausses véhiculées : l’érection est automatique et constante chez les hommes ; lorsqu’une femme se masturbe et qu’à ce moment très précis apparaît un inconnu, elle n’ai ni peur ni honte et au contraire l’invite pour une partie de jambes en l’air à plusieurs ; les plus magnifiques femmes raffolent de faire l’amour avec des individus laids et en surpoids ; enfin elles chaussent et gardent leurs talons aiguilles au lit. Selon elle, ceci participe aux modèles et représentations de plus en plus formatés.



Pour David Courbet, « la production pornographique, utilisant les femmes comme figure centrale, se serait dès lors développée de manière paradoxale en les excluant ». On l’aura compris, l’érection domine et aiguille la scène selon la volonté de l’homme. Elle provoque d’ailleurs le plaisir féminin. Ne serait-ce là qu’une objectivation des femmes ? C’est du moins le point de vue des abolitionnistes. Remettons de suite l’église au milieu du village : oui, les femmes sont souvent réduites à des parcelles de corps – vagin, fesses, poitrine, au mieux visage – mais ce serait oublier que les hommes ne sont considérés que comme des pénis sur pattes.



Désir féminin sur le devant de la scène

Face à cette pornographie mainstream, également qualifiée de « masculine », les pro-sexe ont décidé de remettre le plaisir féminin sur le devant de la scène en promouvant une « pornographie féministe ». Annie Sprinkle, ancienne actrice pornographique, aujourd’hui réalisatrice, précurseuse du mouvement pro-sexe aux Etats-Unis, considère que « la pornographie n’est que le miroir de la société. Ce que nous y voyons n’est pas toujours joli. Notre monde est misogyne, de ce fait, tout ce qui a trait au féminisme ne peut qu’être une bonne chose, la pornographie y compris. Si nous féministes n’apprécions pas le porno existant, à nous de créer quelque chose que nous apprécions. Il est facile de combattre la pornographie, plus difficile en revanche de réaliser du porno féministe. Le processus est en marche ».


Comme l’explique très bien Sonia Bressler, docteur en philosophie, les réalisatrices féministes vont

« écarter de la pornographie la division entre chair et conscience, car seins, sexe ou fesses ne se dissocient ni des autres parties du corps, ni de la pensée. Mais avant tout, elles vont davantage respecter la musique de la jouissance, le tempo d’une relation assumée. Elles offrent une alternance de plans entre de délicates palpitations charnelles et des instants plus crus, submersions d’émotions, enchaînements faits de déconstructions et d’ouvertures, etc »

Après Ovidie (dans un article précédent) et Erika Lust, présentation d’une troisième réalisatrice – mais il en existe pléthore d’autres – Candida Royalle. Elle est une des pionnières à apporter un point de vue féminin dans l’industrie du X. Ancienne actrice, elle décide en 1984 de créer Femme Productions qui produira des films pornos en respectant certaines règles : présence de douceur et sensibilité entre protagonistes, scénario solide accompagné de dialogues incluant des rires et de la séduction, le désir des femmes à l’origine des scènes de sexe, des acteurs/actrices d’âges différents aux physiques imparfaits, le port du préservatif obligatoire, de nombreux cunnilingus et fellations, une scène tournée sans interruption, des éjaculations « non triomphantes », filmer les partenaires après l’amour, le tout dans une représentation du sexe la plus positive possible. Selon elle, « La porno féministe signifie une image érotique qui reflète le désir des femmes, la sensibilité des femmes et inculque à la femme-spectatrice une sensation de pouvoir vis-à-vis de sa propre sexualité et de son identité érotique. Alors que de nombreuses créations pornographiques masculines inspirent aux femmes un sentiment de honte et de malaise ou qui tout simplement ne les intéressent pas, je souhaite que celles-ci se sentent à l’aise avec elles-mêmes et leur sexualité après avoir visionné mes réalisations. Je cherche à ce qu’elles puissent s’identifier avec ce qu’elles ont vu ainsi qu’avec les actrices observées ».


En Europe, ce n’est qu’en 1997, sous l’impulsion de Lars von Trier, qu’est créée la société de production Puzzy Power qui se spécialise dans les films à destination d’un public adulte féminin. Sa charte, le « Puzzy Power Manifesto », est assez semblable à celle de Femme Productions. Aujourd’hui disparue, la société Innocent Pictures a pris la relève.

Pornographie féministe et féminine oui, mais pas synonyme de « soft » pour autant. Ces réalisatrices font voler en éclat les clichés selon lesquels les femmes seraient douces par nature, romantiques ou tout autre concept patriarcal. Les femmes sont des êtres sexuels, peuvent aimer le sexe et le faire savoir : « Quand les gens entendent le mot « féministe » accolé au mot « porno », ils s’attendent souvent à voir une scène de couple romantique avec des bougies, des pétales de rose et une musique sensuelle ringarde en fond sonore. Mais il y a plein de réalisatrices qui ont tourné les films les plus hardcores que j’ai pu voir. Tout réside dans la manière de raconter une histoire. La présence de femmes créatives dans l’industrie de la pornographie va de pair avec une exploration de la sexualité où les femmes n’ont pas à être dégradées ou à se sentir coupables » explique Erika Lust.


Un dernier point qu’il est important de soulever est qu’une femme réalisatrice n’implique pas forcément pornographie féministe. Aux Etats-Unis, par exemple, de nombreuses femmes tiennent la caméra mais perpétuent la conception de films aux clichés masculins et principalement dédiés à ce même public. C’est notamment le cas des films réalisés par les actrices X américaines Jenna Jameson, Jill Kelly ou encore Tiffany Mynx. A l’inverse, certains hommes participent également à représenter le sexe de manière différente, avec une focalisation sur le plaisir féminin. Antonio Centeno et Raul de la Morena peuvent être cités en exemples.



La post-pornographie

Cette « pornographie féminine » fait partie du mouvement plus large que constitue la « post-pornographie ». Selon Marie-Hélène/Sam Bourcier*, sociologue spécialiste dans les études queer, elle s’est donnée pour tâche d’explorer la sexualité et la jouissance féminine en cherchant à se réapproprier son corps : il n’existe ni de sexualité naturelle, ni de sexualité contre-nature. Le post-porn se dresse également contre l’hétérocentrisme. Il cherche à renverser les rapports entre sujet et objet, à revendiquer des sexualités et des identités de genres différentes. Il remet également en question le schéma binaire passif/actif du porno mainstream.


Puisque le post-porn conteste la suprématie de la pornographie « masculine », elle n’a pas la prétention de donner une représentation universelle de la sexualité. Chaque réalisatrice porte ses propres idées : pornographie à destination des lesbiennes (Debbie Sundhal, Nan Kinney), des queers et transgenres (Emilie Jouvet) ou tout simplement moins sexistes que celles du X mainstream (Ovidie, Candida Royalle ou Erika Lust).


Leur point commun est de diversifier les catégories de films X et de montrer les corps – surtout les corps des femmes – différemment. C'est le cas du film My Body My Rules réalisé par Emilie Jouvet, plusieurs fois primé. Il questionne les normes et s'intéresse aux autres corps, « ceux qui prennent de la place, ceux qui tachent, ceux qui dérangent, ceux qui dévorent, ceux qui jouissent comme bon leur semble, ceux qui vieillissent et ceux qui s’auto-transforment, ceux qui sont libres et sauvages ».


Un autre cheval de bataille de la post-porn est la reconnaissance des droits mais aussi d’un réel statut social des actrices. Plusieurs réalisatrices sont – ou ont été – elles-mêmes des actrices pornos, ce qui leur permet d’appréhender la scène sous un angle différent mais surtout de connaître plus précisément la situation des protagonistes et de respecter leur corps et leurs envies. Le but premier des réalisations féminines n’étant pas commercial, les conditions sont plus égalitaires. Les gains sont partagés entre toutes les personnes impliquées dans la réalisation. « Ce n’est pas qu’une question de mieux payer, c’est également du respect, de la confiance et de leur faire comprendre qu’ils sont humains et non une simple pièce de viande » précise Erika Lust. Enfin, la santé des travailleurs a toute sa place, via le concept de safe-sex : le port de préservatifs et de digues dentaires est de mise.


Il n’existe donc pas une pornographie féministe, mais des pornographies féministes : d’une porno plus équilibrée, à des productions plus alternatives, parfois très artistiques, destinées à des minorités sexuelles ou des genres délaissés.


[*] D'abord connu sous son nom de naissance, Marie-Hélène Bourcier, puis sous la dénomination Marie-Hélène/Sam Bourcier, ou M-H/Sam Bourcier, il utilise maintenant exclusivement le prénom Sam et le pronom personnel sujet masculin.



Ouvrir son horizon au-delà du film porno

« Le film pornographique ? Complètement hasbeen ! » diront certains. Alors, pourquoi ne pas s’ouvrir à de nouveaux mondes ?


Si vous aimez vous faire titiller les oreilles, lécher les lobes par des voix sulfureuses, il existe Voxxx, un podcast créé par Olympe de G – la référence féministe ne vous échappera pas. « De l’audio uniquement pour laisser place aux fantasmes les plus intimes, plutôt que de consommer des images ». Un remake du téléphone rose, avec de nombreux sons réalistes de sexe : étoffes, poils, sons mouillés. Frissons des tympans, et d’autres parcelles secrètes puisque l’objectif est « de vous donner envie de vous toucher, de vous explorer, de vous aimer, et de vous faire beaucoup de bien ».


Pour tous ceux qui préfèrent tenir un objet entre les mains – sans mauvais jeu de mots – à l’ancienne, du papier, du vrai il y a le Math Magazine. Couple de personnes âgées en pleine scène érotique, relation sexuelle entre trois hommes ou encore cordes et fessées, tout y passe, ou presque. Peck, l’éditrice, déclarait au HuffingtonPost : « L’un de mes objectifs principaux est de maintenir un haut niveau de qualité tout en continuant de repousser les limites en termes de kink, de sexualité et de groupes non représentés.». Elle tient particulièrement aux conditions éthiques de production de son magazine. Cependant, elle ne souhaite pas que le côté sexy en pâtisse : « Quoi qu'il en soit, je veux laisser de la place à quelqu'un pour se gâter ou se mouiller. »


Enfin, Sexblotch devrait combler les adeptes du « conceptuel » : une plateforme de vidéos pornographiques en ligne. Jusque-là rien d’innovant. Oui mais voilà : aucune des vidéos ne présente le moindre corps. Zéro. Il s’agit de vidéos suggestives pour venir chatouiller l’imaginaire. Taches de peintures et voix off sont au programme du site lancé par deux artistes belges, Serge Goldwicht pour la peinture et Pierre Lebecque au son. Ils revendiquent leur volonté de « raviver l'imaginaire qui ne cesse de s'appauvrir. On oublie de rêver, on oublie de laisser parler son intérieur, de libérer ses bulles à soi. Or, c'est là le secret, ce qui fait que l'acte sexuel n'est pas une performance purement physique c'est la charge imaginaire que l'on y met ».

ree
© Sexblotch

Une fois n’est pas coutume, un partage de texte en guise de fin. Laura Kipnis est une universitaire qui enseigne le cinéma à Chicago. Elle offre, ici, une belle matière à penser : « La pornographie nous prend aux tripes. Toutes les réactions que l’on peut avoir du dégoût à l’excitation en passant par l’indignation et le titillement ne sont que des variantes du même corps à corps intense, viscéral avec ce que la pornographie a à dire. Et il se trouve que la pornographie a beaucoup à dire. Il faut s’y intéresser parce qu’elle n’a de cesse de parler de nous, des racines de notre culture, des recoins les plus obscurs de notre subjectivité. Il ne s’agit pas que de frictions et de corps dénudés. La pornographie a de l’éloquence. Elle a du sens. Elle porte des idées. Elle porte même des idées rédemptrices. (…) J’entends par là que la pornographie est révélatrice. Elle ne révèle pas que des corps nus, transpirants, les uns contre les autres. Elle expose la culture à elle-même. On peut envisager la pornographie comme la voie royale vers la psyché culturelle, de la même manière que, selon Freud, les rêves mènent à l’inconscient. La question est donc de savoir ce que dirait la pornographie si on l’allongeait sur un divan et qu’on la laissait faire des associations libres, ce que les histoires qu’elle nous raconterait nous montreraient comme tensions internes et conflits inconscients ».


Alors, je te le demande de but en blanc : es-tu prêt.e à t’ouvrir à d’autres formes de pornographie ? En as-tu à me faire découvrir ?


Et, pour terminer en beauté cet article : voici quelques suggestions (que vous pouvez également retrouver dans l'onglet « Ressources » du blog).



Livres

Podcasts

  • La Poudre, Ovidie, par Lauren Bastide, Nouvelles-Ecoutes, 13 juillet 2017

  • LSD La Série Documentaire, Le Sexe comme objet - Savoirs et sexualité (4 épisodes), par Perrine Kervran, février 2018


Article de presse


Documentaires et vidéos


Leila Fery



Commentaires


© 2023 by The Artifact. Proudly created with Wix.com

bottom of page