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Scandalart! #1 : L'Origine du monde

  • Photo du rédacteur: LF
    LF
  • 23 déc. 2018
  • 8 min de lecture

Dernière mise à jour : 1 janv. 2019

Subversives, volontairement scandaleuses ou non, certaines œuvres d'art ont jalonné l'histoire de vifs débats. Politique, religion, sexualité, pouvoir ont été questionnés. D'autres ont eu des vies incroyables : mystérieusement disparues, délibérément cachées, témoins de discussion privées et retrouvées des dizaines d'années plus tard à des centaines de kilomètres. Nous les avons déjà toutes vues maintes fois. Et pourtant... Les connaissons-nous vraiment ? Et si nous levions le voile des coulisses de l'Histoire?

Aujourd'hui, L'Origine du monde de Gustave Courbet.

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Un sexe féminin en gros plan, les cuisses ouvertes, pas de visage. A première vue, on serait tenté de penser que L’Origine du monde a choqué l’opinion, dès sa création en 1866. Pourtant, cette sulfureuse peinture n’a pas scandalisé le moins du monde le public de l’époque. Et pour cause, elle est restée confinée dans des intérieurs privés durant plus d’un siècle, ses différents propriétaires se gardant bien de la dévoiler aux regards indiscrets.


Tout commence donc en 1866, lorsque le diplomate ottoman, collectionneur d’art érotique et grand amateur de femmes, Khalil-Bey, passe commande d’un tableau sulfureux à Gustave Courbet. La toile est accrochée dans sa salle de bain et recouverte d’un rideau vert – couleur de l’islam. Trois ans plus tard, il perd fortune dans le vice du jeu. Ruiné, le voici contraint de vendre sa collection dédiée à la célébration du corps féminin. C’est près de 70 tableaux qu’il laisse derrière lui. Toutefois, il garde bien au chaud, avec lui, le tableau de Courbet et l’emmène à Constantinople.


En 1877, ayant entre-temps exercé un poste de ministre, il rentre à Paris, le fameux tableau sous le bras. Plus de rideau vert. Un autre stratagème de dissimulation est mis en place : un double cadre. Le « mont de Vénus » est ainsi caché par une peinture d’un château enneigé. Autrement plus acceptable. Bien moins voyeuriste.


Des années 1890 à la fin de la Seconde Guerre mondiale, L’Origine du monde bourlingue. Trimbalée de marchands en collectionneurs, elle fait escale notamment par la Hongrie et l’Union soviétique.


En 1955, l’œuvre provocante connaît une nouvelle étape majeure : le célèbre psychanalyste Jacques Lacan et sa compagne Sylvia Bataille – l’ex-femme de Georges Bataille – l’acquièrent. Mais ne l’assument pas pour autant. A nouveau, un stratagème de double cadre est mis en place : le sexe féminin est dissimulé par une peinture surréaliste d’André Masson, lequel s’est inspiré des courbes du nu de Courbet pour en réaliser un paysage qu’il nomme « Terre érotique ».


Le rideau se lève en 1988 puisqu’une première exposition publique a lieu à New-York. Mais ce n’est qu’en 1995, que sera enfin exposé publiquement en France le chef-d’œuvre, au musée d’Orsay.

« Je trouve que les couleurs de la chair sont jolies, c’est tout »
« Rien de dégoûtant là-dedans, monsieur »
« C’est un peu cru »
« Y’a des beaux reliefs quand même, hein »

Les réactions du public face à l'œuvre sont amusées ou admiratives, mais pas choquées, révèle un micro-trottoir du Journal de France 2 de l'époque. La notice du musée d'Orsay stipule que « grâce à la grande virtuosité de Courbet, au raffinement d'une gamme colorée ambrée, L'Origine du monde échappe cependant au statut d'image pornographique »

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Gustave Courbet - L'origine du monde (1866) - Huile sur toile - Musée d'Orsay © Wikipédia

Dissimuler, oui. Mais dissimuler quoi ?

Tous ses propriétaires – connus, du moins – ont tenté de farder le tableau d’une façon ou d’une autre. Tableau, par ailleurs, inégalé dans son audace et dans son réalisme. Mais qu’essayaient-ils de dissimuler au juste ? Pour Emmanuel Pierrat, collectionneur d’art, représenter la femme, sa vulve et son vagin, c’est immédiatement la représenter avec la possibilité d’être pénétrée. En peinture, il n’y a pas de stades considérés comme « au repos » et « en action » pour une femme. Il commente ainsi cette volonté de dissimulation : le spectateur se sent coupable des pensées lubriques qui peuvent lui traverser l’esprit. Des tentations largement expliquées, selon lui, par la présence des poils qui incarnent toute la bestialité :

« Pour que la femme soit acceptable et qu’elle puisse être regardée par un bourgeois l’esprit tranquille, il faut qu’on lui enlève ses poils. Parce que dans ce cas – dans ce cas seulement –, le bourgeois se sentira amateur de peinture et non pas une bête en rut capable de sauter sur le tableau. »

Les poils de L’Origine du monde sont scandaleux. Cette peinture nous renvoie à beaucoup de choses : notre propre sexualité, notre inconscient, notre origine personnelle.



Un tableau qui continue d’intriguer

Le tableau a questionné, déchaîné les passions, nourri les fantasmes et titillé de nombreux esprits critiques, historiens ou amateurs d’art.

Tel un fil d’Ariane, une question en filigrane a parcouru les époques : qui est la belle inconnue ? Plusieurs noms ont été évoqués au cours de l’Histoire. Notamment, celui de Joanna Hiffernan, maîtresse de Courbet. Suggestion peu crédible puisque la jeune femme irlandaise avait la peau diaphane et la chevelure rousse, ce qui ne correspond manifestement pas au modèle du tableau. Autre nom mentionné : Jeanne Tourbey, maîtresse, quant à elle, de Khalil-Bey. A nouveau, hypothèse peu probable puisque la belle était alors « trop en vue » à l’époque pour être modèle de peinture.


C’est en septembre 2018 que le couperet tombe : la muse s’appelle Constance Quéniaux. En 1866, cette danseuse parisienne, également maîtresse du diplomate ottoman, est alors âgée de 34 ans. Ses cheveux noirs seraient davantage conformes à ceux de la peinture, d’après Sylvie Aubenas, directrice du département des estampes et de la photographie de la Bibliothèque Nationale de France (BNF). Ce dernier coup de théâtre, on le doit à l’écrivain Claude Schopp, biographe d’Alexandre Dumas. Chargé de « traquer les moindres allusions que contient un texte afin de l’éclaircir », c’est dans la correspondance entre George Sand et Dumas fils qu’il trouve la clé de l’énigme. Dans la transcription d’une lettre datant de 1871, il s’étonne d’une coquille : « On ne peint pas de son pinceau le plus délicat et le plus sonore l’interview de Mlle Queniault (sic) de l’Opéra », écrit Dumas. Une « interview » au 19ème siècle ? Un bel anachronisme ! Claude Schopp décide de vérifier directement dans le manuscrit conservé à la BNF et découvre que le mot initial était « intérieur ». Sylvie Aubenas confirme : « ce témoignage d’époque découvert par Claude me fait dire que nous avons la certitude à 99 % que le modèle de Courbet était bien Constance Quéniaux. »

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Constance Quéniaux photographiée par Paul Emile Pesme (1826-1877?)


150 passent, la censure reste

Le troisième millénaire gouverné par le sacro-saint Internet et ses disciples de réseaux sociaux serait l’archétype de la libération sexuelle et de la pornographie en libre accès (un sujet déjà abordé ici). On ne peut pas le nier. Cependant, certains recoins du web semblent frileux lorsqu’il s’agit du chef-d’œuvre de Courbet. Celui-ci est, en effet, censuré sur Facebook et Amazon, notamment.


Facebook se permet de désactiver les comptes d’utilisateurs postant des images du tableau. Son explication ? Il s’agirait d’une « image de nudité contraire à son règlement ». Un instituteur français – exemple parmi de nombreux autres – en a d’ailleurs fait les frais : son compte a immédiatement été bloqué. Il a poursuivi Facebook en justice. Son avocat raconte : « Le tribunal n’a pas abordé directement la question de la censure, la question de la différence entre une ouvre d’art et de la pornographie ». Pour contrôler les images, le réseau social fait appel à ses utilisateurs ainsi qu’à des filtres informatiques qui ne font pas toujours dans la finesse.


Natacha Quester-Semeon, spécialiste en stratégies numériques l’explique : « Il y a des logiciels d’analyse des images sur un certain nombre de plateformes de réseaux sociaux. C’est ce qu’on appelle la reconnaissance visuelle. Cela permet d’identifier des images et de reconnaître des formes. Dans ce cas-là, je crois que c’est un signalement d’utilisateur. »

De la délation ? Ce serait peut-être même pire…


Une vie paradoxale pour ce tableau, soulignée par Emmanuel Pierrat :

« Voilà un tableau qui a vécu une histoire formidable. Doré avec son très beau cadre, il est aujourd’hui incontestablement présenté comme une œuvre d’art lorsqu’il est au musée d’Orsay. Et, dès qu’on lui enlève son cadre et qu’on souhaite le mettre sur Facebook, il devient de la pornographie que le réseau social interdit. »

Autre histoire. En 2006, Thierry Savatier publie un essai nommé L’Origine du monde, histoire d’un tableau de Gustave Courbet. Comme presque tous les livres aujourd’hui, celui-ci est mis en vente sur Amazon. Durant plusieurs semaines, l’essai a occupé la tête des ventes de livres d’art. La couverture, flanquée d’une reproduction du tableau occupant successivement un huitième puis deux tiers de sa surface, ne suscite pas la moindre remontrance de la part de la plateforme. En 2015, nouveau tirage. Cette fois-ci, la pilule ne passe pas : Amazon retire la couverture de son site. Sa justification tient ainsi : la couverture ne respecte pas les « règles de validation » d’Amazon. Quelles sont-elles ? Un aperçu peut être trouvé dans l’article 1-7 de la rubrique dédiée aux studios, éditeurs, labels et distributeurs : « En aucun cas nous n’accepterons une référence que nous considérons, à notre discrétion, comme pornographique ou raciste. » Ainsi, un des tableaux les plus connus de l’histoire de l’art européenne constituerait une image pornographique selon Amazon. Etonnant, sachant que la même plateforme n’hésite pas à afficher des images accompagnant la vente de sextoys – accessoires contre lesquels je n’éprouve aucune animosité. Images qui, par ailleurs, offrent le même cadrage sur le sexe féminin que la peinture de Courbet. Absurde ? Toujours est-il qu’entre-temps, Amazon semble avoir changé d’avis, puisque la couverture de l’essai de Thierry Savatier a retrouvé son illustration originale.


Une source d’inspiration

Un siècle et demi plus tard, le génie de Courbet plane toujours. On lui connaît des dizaines de reprises, plus ou moins réussies. A titre d’exemple, l’artiste plasticienne féministe Orlan offre sa version dans L’Origine de la guerre. L’organe masculin y est présenté en érection, symbole du pouvoir souverain et de la virilité. Il serait l’origine de la guerre, et surtout de la guerre entre les sexes. Explications :




Entre nous, je te le demande de but en blanc : Que ressens-tu face à L’Origine du monde ? Y perçois-tu du subversif ?


Et, voici quelques suggestions pour en apprendre davantage sur ce chef-d’œuvre (que vous pouvez également retrouver dans l'onglet « Ressources » du blog).



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Leila Fery


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